Les politiques de l’eau (Barone et Mayaux, 2019)

Bernard Barraqué

HD Barone, S. and Mayaux, P.-L. 2019. Les politiques de l’eau. LGDJ – Clefs/politique, 153 pages. ISBN 978-2-275-06003-3, 24€.

(URL: www.lgdj.fr/les-politiques-de-l-eau-9782275060033.html)

Bernard Barraqué

DR CNRS émérite au CIRED, Paris, bernard.barraque@agroparistech.fr
 

To cite this Review: Barraqué, B. 2019. Review of "Les politiques de l’eau", JGDJ, 2019, by Barone, S. and Mayaux, P.-L., Water Alternatives, http://www.water-alternatives.org/index.php/boh/item/47-lpe

 

Ce petit livre, de format aisément transportable, réussit son pari : donner quelques clés des politiques de l’eau pour les non-spécialistes, en s’appuyant malgré tout sur une bibliographie impressionnante et assez bien diversifiée, car mêlant des ouvrages clés de l’approche des politiques publiques en général et des documents et ouvrages sur l’environnement et l’eau. Il commence par une introduction où les auteurs présentent quelques approches de science politique appliquées à l’eau : l’approche des biens communs ou des communs, la political ecology, et la sociologie politique. Ces approches sont récentes et témoignent du caractère récent de l’intérêt porté par la discipline à ce bien essentiel, surtout dans sa dimension environnementale, qui se caractérise par la multiplicité des acteurs et par une gouvernance multi-niveaux.

Bien que rapide, le recul historique sur l’époque contemporaine est justifié pour comprendre ce qui change à la fin du XXe siècle : l’apparition de nouvelles approches qualifiées de gestion intégrée des ressources en  eau (GIRE) vient remettre partiellement en cause l’approche précédente, celle de l’étatisation de l’eau, qui fait l’objet d’un chapitre. On y passe en revue le mouvement de domanialisation de la ressource et ce qu’elle permet, à savoir la grande hydraulique étatique et la logique d’offre quantitative, portée par les ingénieurs civils, ainsi que l’amélioration de la qualité de l’eau urbaine, portée par les ingénieurs sanitaires. Et depuis les années 1980 si la GIRE remet de fait en cause la gestion multi-fonction centrée sur l’offre, ce n’est certes pas partout et nombre de grands Etats du Sud global sont encore dans cette logique d’offre.

Il était utile de développer, dans le chapitre suivant, une analyse de l’émergence et de la mondialisation progressive du concept de gestion intégrée, en passant par le cas emblématique mais ambigu des agences de l’eau françaises. Bien que la gestion intégrée et participative soit devenue un véritable mantra dans le monde de la ressource en eau ('un concept attrape-tout'), elle se heurte en pratique au fait bien connu des politistes que le pouvoir n’est pas bien partagé, et que les institutions démocratiques traditionnelles exercent parfois une véritable tyrannie sur les expériences de gestion participative, qui d’ailleurs jouent souvent le rôle de dépolitisation de la gestion de l’eau au profit des acteurs économiques forts. Les auteurs ont donc raison de montrer les limites de la GIRE et de rappeler aussi que la gestion par bassin n’est pas la seule manière de réussir un bon partage de cette ressource.

Centré davantage sur l’Europe, le chapitre suivant évoque l’environnementalisation des politiques de l’eau, en rappelant les trois étapes classiques dans la promulgation de directives, et en montrant l’importante innovation que constitue la Directive-cadre : on ne limite plus les rejets polluants et les impacts sur la santé, on part de la reconquête de la qualité du milieu aquatique masse d’eau par masse d’eau. Mais pour pouvoir être adoptée et mise en œuvre, cette directive a gardé une forte dimension qualitative permettant une application 'à géométrie variable', qui rend les auteurs assez dubitatifs sur la véritable progression, en pratique, de la place de l’environnement dans la politique de l’eau : on reste, notamment en France, dans un 'incrémentalisme' assez lent.

Un chapitre est bien sûr consacré aux développements concernant les services publics d’eau et d’assainissement. Il s’agit de présenter le concept parallèle à la GIRE pour les ressources, le New Public Management qui veut moderniser la gestion publique en lui faisant adopter des démarches de la gestion privée. Les auteurs analysent l’expansion puis le coup d’arrêt mis aux partenariats public-privé, à partir d’une histoire contemporaine où la gestion publique avait supplanté les concessions initiales aux inventeurs des réseaux d’eau, puis où avait été critiquée la gestion étatique et encouragée la privatisation. En définitive les frontières entre les modes de gestion ont peu évolué, à part l’expertise qui est davantage privée aujourd’hui. Mais le plus important à leurs yeux comme aux miens, c’est que les réformes ont, davantage que sur le débat public-privé, porté sur la recherche de meilleures échelles territoriales de gestion des services publics et de leur articulation avec les ressources ; et sur le repositionnement des Etats et la mise en place de 'gouvernement à distance', par la centralisation accrue des moyens financiers suivie d’une contractualisation avec les institutions territoriales.

Un dernier chapitre analyse les effets politiques des politiques de l’eau, en posant la question de leur effectivité (sont-elles réellement mises en œuvre), de leur efficacité (atteignent-elles leurs objectifs), et plus largement de leurs effets sociopolitiques plus larges. Et là le constat est sévère puisque le décalage est criant entre la complexité des enjeux et la faiblesse des moyens attribués aux administrations du secteur, en particulier aux effectifs de la police de l’eau (avec des exemples au Maroc, au Mexique, au Brésil et en France). Les auteurs l’attribuent non seulement au manque de moyens techniques et financiers, mais surtout à des logiques politiques qui relèguent l’enjeu de l’environnement au second plan. Des Etats centralisés comme la France ont 'fabriqué l’impunité des pollueurs', ce qui est révélé lors d’accidents industriels comme ceux qui viennent de se produire à l’usine Lubrizol à Rouen et à la station d’épuration d’Achères. Dans nombre de pays du Sud, on importe hâtivement des dispositifs de régulation dans des contextes administratifs et politiques inadaptés, ce qui fait échouer les politiques. Plus largement, les effets sociopolitiques peuvent s’analyser en termes d’effets de ressources et d’interprétation : d’un côté elles aboutissent éventuellement à renforcer le pouvoir des élites qui l’ont déjà ; d’un autre côté, en deçà de la négociation autour de leur mise en œuvre, elles proposent une adhésion à une vision du monde d’ensemble qui légitime une certaine interprétation des situations de l’action publique. L’exemple est donné de la culture de l’environnement comme accentuant la responsabilité individuelle de tout un chacun, aboutissant à noyer celle des principaux responsables, et à masquer les causes collectives et structurelles des états de fait ; ce qui ne manque pas de provoquer en retour des suspicions à la fois légitimes mais aussi exagérées contre ces politiques. Mais, concluent les auteurs, si la question des effets politiques était mieux traitée, on pourrait mieux saisir la dimension de la confiance entre les autorités et les citoyens, et ainsi les politiques de l’eau peuvent nourrir la vie démocratique.

En conclusion, les auteurs insistent à la fois sur l’intervention massive des Etats dans la gestion de l’eau depuis deux siècles, et aussi sur le peu de changements profonds, depuis deux ou trois décennies, au-delà de design institutionnels formels et du discours plus écologique et participatif. Ce n’est pas seulement à cause de la montée en puissance de nouvelles formes de gouvernement autoritaires habillées de populisme, mais surtout de la complexité des jeux d’acteurs et de leur ancrage historique, qui défient les volontés de réforme simplificatrices au nom de la 'bonne gouvernance'. Mais justement, l’eau et sa gestion devraient être le sujet d’une réflexion de philosophie politique sur la démocratie et sa mise en pratique.


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Quelques petites remarques pour la réédition éventuelle de cet ouvrage : la bibliographie pourrait malgré tout être augmentée de deux thèses, celle de Stéphane Césari en science politique à Grenoble sur la nouvelle police de l’eau et des milieux aquatiques développe bien ce qui est évoqué p.112 ; Magalie Bourblanc a finalement fait un livre de sa thèse, chez l’Harmattan (voir revue), L’agriculture à l’épreuve de l’environnement, et ce qu’elle décrit sur la main-mise de l’eau et de sa politique par le monde agricole breton est très illustratif. L’évocation de Benjamin Nadault de Buffon au bas de la p. 30 est elliptique et mériterait un renvoi à ma notice biographique dans la revue de la Société Hydrotechnique de France en 2002. Par ailleurs il y a une faute dans le nom d’une des autrices du premier item de la bibliographie : il s’agit de Rebecca N. Abers et de Margaret E. Keck, et non pas de Abers R. Naera K. et de Margaret E.

p.14 : dans la longue liste des acteurs de la gestion des inondations, il est inexact d’inclure les agences de l’eau comme contributrices à son financement : un avis du Conseil d’Etat de 1966 a jugé que pour ce faire, elles devraient lever une redevance spécifique sur ceux qui aggravent les inondations. Or cette redevance n’a jamais été créée et ce qui s’est plutôt passé, c’est que l’Etat a ponctionné dès 1995 le budget des agences pour financer cette politique en souffrance, rompant ainsi historiquement avec le principe 'l’eau paye l’eau' pourtant clamé à tout bout de champ.

Dans la partie introductive, il serait souhaitable d’ajouter plus explicitement l’approche dite des 'régimes institutionnels de ressources', initiée par nos collègues suisses (Knoepfel, Varone, Nahrath, Kissling Näf etc.) et qui croise l’histoire contemporaine du droit de la ressource et celle des politiques d’exploitation et/ou de protection de cette ressource, pour voir comment les deux s’influencent réciproquement, et à quelle distance on se trouve encore de l’idéal d’un régime gestion intégrée.

p.61 : dans le comité de bassin du Alto Tietê (Brésil), il n’y a justement pas de représentant de la SABESP alors qu’elle est le principal préleveur de l’eau qu’elle emmène ailleurs. Le fameux comité PCJ a justement été constitué en bonne partie pour tenter de développer un rapport de force avec la mégapole voisine de São Paulo.

p.71-72 : je ne suis pas d’accord avec l’opinion selon laquelle la France aurait, comme les Pays-Bas, sous-classé les masses d’eau afin d’éviter de se voir reprocher une détérioration ensuite. En fait en l’absence de données, on a estimé au début des années 2000 que la moitié des masses d’eau étaient en bon état, et on s’est engagé à atteindre les deux-tiers dès le premier programme de mesures. On s’est malheureusement aperçu ensuite qu’on partait d’un tiers seulement de masses d’eau en bon état donc qu’il serait bien difficile de respecter notre engagement. Il faut actuellement renégocier ce dernier en mobilisant l’argument du ‘coût disproportionné’.

p.106 : à propos de la faiblesse de l’investissement des capitaux privés dans le secteur de l’eau par rapport à celui de l’énergie, il suffit de rappeler cette évidence qu’un euro investi dans l’électricité génère trois fois plus de chiffre d’affaires que dans l’eau. C’est pourquoi les majors souhaitent investir le moins possible surtout dans les infrastructures qui s’amortissent à long terme. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’affermage et la gérance se sont développés en France à la place des concessions (voir l’étude des arbitrages du Conseil d’Etat dans les conflits entre collectivités et délégataires enter 1850 et aujourd’hui par Christelle Pezon).

Les remarques ci-dessus sont celles d’un spécialiste, mais elles visent avant tout à améliorer un ouvrage bien écrit, compréhensible et utile pour ceux qui veulent comprendre ce qui a été, est, et sera en jeu dans les politiques de l’eau.

 

 

 

Additional Info

  • Authors: S. Barone, J.-L. Mayaux
  • Year of publication: 2019
  • Publisher: LGDJ
  • Reviewer: Bernard Barraqué
  • Subject: Water policy, Water governance, Environment
  • Type: Review
  • Language: French