La gestion écologique des rivières française. Regards de scientifiques sur une controverse (Bravard et Lévêque, 2020)

Gabrielle Bouleau

regime Bravard, J.-P. et C. Lévêque (Eds). 2020. La gestion écologique des rivières française. Regards de scientifiques sur une controverse. Paris: L’harmattan. ISBN : 978-2-343-19748-7, 364 p, 30 €.

(URL: https://bit.ly/2FL31TT )

Gabrielle Bouleau

LISIS, Univ Gustave Eiffel, ESIEE Paris, CNRS, INRAE, F-77454 Marne-la-Vallée, France; gabrielle.bouleauy@inrae.fr

 

To cite this Review: Bouleau, G. 2020. Review of "La gestion écologique des rivières française. Regards de scientifiques sur une controverse", L'Harmattan, 2020, edited by J.-P. Bravard and C. Lévêque, Water Alternatives, http://www.water-alternatives.org/index.php/boh/item/166-trame

 

La controverse dont il est question dans cet ouvrage oppose, depuis la fin des années 2000, les promoteurs d’une politique de restauration des habitats fluviaux des grands poissons migrateurs et les défenseurs d’ouvrages (notamment les seuils de moulins) qui constituent une part des obstacles à cette migration. Si le débat est vif sur ce sujet, il n’agite cependant que des arènes discrètes et spécialisées. Il oppose les administrations techniques de l’environnement et de la culture, chargées d’un côté de la police de l’eau et de l’autre de la conservation du patrimoine culturel. Il faut dire que les protagonistes de la controverse ne laissent pas indifférents pour peu qu’on s’intéresse à leurs causes parce qu’ils sont à la fois victimes et influenceurs discrets. Dans les deux camps, des amateurs passionnés de pêche ou de moulins ont aujourd’hui leurs entrées ou les ont eu hier à l’Assemblée nationale et au Sénat et n’ont pas eu besoin de mobilisation publique pour mettre leurs préoccupations à l’agenda politique. Peu relayée par la presse nationale généraliste[1] leur opposition a néanmoins donné lieu à une séance d’audition à l’Assemblée nationale à laquelle participaient Jean-Paul Bravard, Christian Lévêque et André Micoud, réunis dans cet ouvrage. Leur prise de position publique sur ce sujet est allée dans le sens d’une remise en cause de la politique de restauration de la continuité, en contestant ses effets supposés bénéfiques sur le transport solide (J-P. Bravard), en relégitimant les connaissances spécifiques des riverains (A. Micoud) et en relativisant la perte de biodiversité (C. Lévêque). Cet ouvrage prolonge ces thèses avec beaucoup d’exemples et d’arguments.

La première partie de l’ouvrage propose une mise en contexte de la politique de restauration de la continuité en la replaçant dans l’histoire des politiques nationales d’aménagement des cours d’eau. Le chapitre un évoque la politique d’équipement en barrages depuis les années 1970 puis progressivement le démantèlement de certains d’entre eux. Le chapitre 2 retrace l’évolution des institutions en charge de la pêche fluviale, des milieux aquatiques puis de la biodiversité. Le chapitre 3 s’appuie sur l’historique des textes juridiques depuis le XVIème siècle réglementant les moulins pour montrer la négligence de l’Etat dans la conservation des archives permettant d’administrer leurs droits d’eau et le caractère démuni des propriétaires face à une politique qui disqualifie leur bien en tant qu’obstacle à un intérêt général. Cette partie est rédigée à charge, avec peu d’éléments chiffrés et beaucoup d’autocitations. Elle conclut un peu rapidement sur un procès d’intention à l’égard « des pêcheurs et de leurs alliés » (p.19, p. 29) qui bénéficieraient d’un pouvoir exorbitant d’orientation de la politique de l’eau en France au détriment des propriétaires de moulins. Cette accusation ne tient pas compte de l’extrême hétérogénéité des pêcheurs qui ne sont pas tous favorables à une plus grande continuité écologique. Elle ignore les raisons historiques de l’alliance entre « la pêche gestionnaire » (Barthélémy, 2013) et les environnementalistes, qui ne partagent pas les mêmes convictions ou intérêts, mais qui ont mené un combat commun contre des pollutions ponctuelles des cours d’eau. Elle ne dit pas non plus que les pêcheurs professionnels ont souvent été les grands perdants des politiques de restauration. Ainsi le Plan européen de gestion des anguilles (PGA) a d’abord instauré des restrictions importantes sur la pêche professionnelle dans toute l’Europe (plans de sortie de flotte) et celle de la civelle en France avant d’imposer la restauration de la continuité écologique des cours d’eau (CECE). C’est d’ailleurs plus dans cet instrument (PGA) que dans la notion de bon état de la directive cadre sur l’eau, qu’il faut chercher les obligations européennes en matière de suppression d’obstacles à la migration, contrairement à ce que suggère le chapitre 2. Enfin l’accent mis sur la supposée coalition de pêcheurs et d’environnementalistes passe sous silence le fait que les défenseurs des seuils et moulins ont su se faire entendre des élus et d’autres services de l’Etat ces dernières années. Malgré ses limites, cette partie critique à juste titre la politique du chiffre qui a accompagné la mise en œuvre de la CECE à ses débuts. Elle pointe aussi son manque d’approche systémique, argument qui sera développé davantage dans la suite de l’ouvrage et qui fait tout son intérêt.

La deuxième partie est de nature épistémologique et s’emploie à démonter, dans les disciplines de la géomorphologie et de l’écologie, le paradigme caduc d’une nature qui pourrait être maintenue dans un équilibre stable. Jean-Paul Bravard retrace cinq siècles d’évolution de la charge sédimentaire des cours d’eau dans le territoire métropolitain. Il montre qu’entre le XIV et la fin du XIXème siècle le petit âge glaciaire et des défrichements importants ont été favorables à une forte érosion avec des périodes d’alternance ayant permis des ajustements des formes fluviales (rivières élargies, fond rechargé) et une granulométrie favorable aux salmonidés. Puis les entrées sédimentaires se sont peu à peu réduites du fait d’un climat plus clément et d’une recolonisation de la forêt en montagne. L’enfoncement des lits et le rétrécissement des chenaux se sont propagés de l’amont à l’aval, accélérés par la construction de barrage et l’extraction de gravier et de sables. L’héritage de ces deux dernières périodes d’apport et de déficit varie selon les rivières de piémont et les plaines alluviales, les zones alpines et les massifs anciens. La situation reste dynamique, influencée par des facteurs de contrôle à différentes échelles. Christian Lévêque expose dans le chapitre suivant l’importance du hasard et de la contingence dans le paradigme dominant de la science écologique actuelle et les limites des modèles pour prévoir l’évolution des communautés biotiques.  

Les parties 3 et 4 sont des mines d’informations bibliographiques et empiriques sur le poids de l’histoire dans l’état des cours d’eau actuel. Christian Lévêque rappelle que la faune piscicole a largement été introduite dans les cours d’eau d’Europe du Nord et qu’il n’y a pas de preuve de saturation des habitats (Chapitre 1, partie 3). Jean-Paul Bravard détaille l’effet combiné des politiques de restauration des terrains en montagne (RTM), de l’évolution climatique, de la déprise, de l’extraction et des barrages dans différents contextes pour conclure que l’effet des seuils sur le transport sédimentaire est très dépendant des lieux (chapitre 2). Il insiste sur l’effet des politiques de lutte contre les inondations et d’aménagement pour la navigation sur la simplification latérale des rivières de plaines (chapitre 3). Le chapitre 4 coécrit avec Jacques-Aristide Perrin défend l’idée que la traduction française de la Directive Cadre Européenne a opéré des réductions en n’évoquant pas les effets hérités de perte de connectivité latérale ni le risque accru d’introductions d’espèces indésirables. La politique mettrait en exergue la continuité dans le chenal en jouant de manière excessive avec la symbolique positive du réseau (Musso, 1999). Christian Lévêque fait ensuite le point sur les multiples causes de disparition des grands migrateurs (chapitre 5) dont la rehausse des seuils de moulins au XIXème à des fins de turbinage n’est qu’une cause parmi d’autres (extractions, barrages, canaux, eutrophisation), même si son effet propre n’est pas nié (p. 124). Puis il évoque les effets de l’alevinage sur les peuplements piscicoles. On peut à nouveau regretter que dans ce dernier chapitre la catégorie des pêcheurs soit essentialisée et accusée de tenir un double discours dénonçant les rivières anthropisées alors qu’elle se serait « appropriée le bien commun » du patrimoine piscicole (p. 127) qu’elle aurait activement transformé. Or les individus qui dénoncent l’anthropisation des rivières n’ont jamais encouragé l’alevinage. L’évolution des institutions gestionnaires des cours d’eau s’est aussi accompagnée de modifications importantes des rapports de force entre types de pêcheurs et entre pêcheurs et environnementalistes en leur sein. La partie 4 se concentre plus particulièrement sur la question de l’impact des seuils et les effets de leur effacement. Jean-Paul Bravard invite à fonder toute décision d’arasement de seuil sur une évaluation préliminaire de l’origine et de la quantité de la charge solide et de l’énergie du cours d’eau pour éviter une purge localisée de sédiment qui n’aurait pas d’effet durable sur l’entretien d’habitats favorables. Ce chapitre regorge d’exemples qui montrent qu’il est facile de se tromper de diagnostic si on reste à une échelle trop localisée et qu’on ne tient pas assez compte de la trajectoire historique des cours d’eau. Christian Lévêque (chapitres 2 et 3, partie 4) rappelle ensuite les hiérarchies établies entre facteurs de contrôle des populations de poissons. Il souligne que les communautés répondent souvent avec un effet retard qui rend difficile l’imputation des causes.

Les deux derniers chapitres de cette partie et la partie suivante invitent à accepter le changement plutôt qu’à fonder une politique sur un retour à un état antérieur inaccessible du fait des irréversibilités. Mais les auteurs ne se trompent-ils pas sur les intentions de ceux qu’ils dénoncent ? Quelle étude sociologique démontre que les promoteurs de la CECE ont une vision statique et nostalgique de la nature ? Ne faut-il pas plutôt voir dans ces efforts de restauration une volonté de maîtrise de l’environnement qui s’accompagne parfois de travaux lourds et de pratiques jardinées qui assumeraient parfaitement le titre de l’ouvrage « quelle nature voulons-nous ? » (Lévêque and Leeuw, 2003). De fait, il y a eu des discussions et des choix politiques : les institutions européennes, le Grenelle de l’environnement puis la loi du même nom ont opté en faveur des trames vertes et bleues, des espèces rhéophiles dans les têtes de bassin et des anguilles partout.

Ces choix impliquent des arbitrages entre différentes espèces protégées comme le souligne le chapitre 4 qui évoque les pertes de zones humides, de batraciens ou de mollusques qui peuvent être liées à une restauration de la continuité dans des cas d’incision, de perte d’habitat artificiel ou de rivières de puissance inférieure à 20 W/m2. Ce chapitre défend aussi l’intérêt écologique des étangs à l’amont des seuils. Il s’appuie un peu vite sur un cas d’évaporation moindre en étang qu’en prairie (p. 197) pour évacuer l’impact des retenues sur la ressource, alors que les effets sur le réchauffement de l’eau sont bien documentés (Zaidel et al., 2020). Ce plaidoyer en faveur des étangs est ensuite poursuivi par Laurent Touchart et Pascal Bartout dans le chapitre 5. La partie 5 liste des opérations de restauration dont le bilan écologique et sédimentaire apparaît mitigé. Pour dresser un bilan apaisé, il conviendrait aussi de lister les opérations réussies.

La sixième partie s’intéresse aux cours d’eau aménagés en tant que marqueurs d’identité et lieux de vie. André Micoud défend les savoirs riverains et plaide pour des actions sans regret ménageant le patrimoine naturel et culturel. Colette Véron rappelle l’histoire du patrimoine hydraulique et en défend la mémoire technique. Elle relate les mobilisations des promoteurs des moulins et les débats à l’assemblée nationale en 2016 ayant conduit à plus de concertation entre les deux enjeux. Sa défense du potentiel hydroélectrique des moulins n’est pas l’argument le plus solide. En effet si les grands barrages sont jugés d’intérêt général et pas la petite hydroélectricité, c’est que les puissances fournies sur de faibles hauteurs de chute ne peuvent satisfaire que des besoins très limités, souvent réduits à ceux du propriétaire de l’ouvrage. Régis Barraud montre la violence symbolique d’une politique qui a réduit des sites patrimoniaux à de simples points ou segments sur une carte et que des discours savants et esthétiques ont achevé de disqualifier alors qu’ils représentent localement des lieux d’attachement et d’enracinement forts.

La septième et dernière partie propose des pistes pour une gestion apaisée. Jacques-Aristide Perrin symétrise les arguments scientifiques, stratégiques et esthétiques pour et contre la continuité écologique et prône une conciliation au cas par cas. Il propose ensuite avec Régis Barraud un retour d’expérience sur des « bricolages » participatifs (p. 327) qui ont permis d’élargir le champ des possibles, de choisir les « héritages à préserver » et d’accroître l’attention à la « dimension sensible du rapport aux fonds de vallée » (p. 328) que l’on retrouve dans les instructions conjointes des deux ministères de l’environnement et de la culture en 2019.

En conclusion, les deux auteurs réaffirment la fragilité du concept de continuité sédimentaire dans le contexte géomorphologique actuel qui constitue l’argument le plus convainquant de l’ouvrage. Ils s’attaquent à nouveau aux « tenants d’une vision naturaliste de nos cours d’eau » (p. 338) qui privilégieraient une rivière sans homme avec grands migrateurs et qui ignoreraient les autres causes de déclin. Ce portrait des adversaires est moins étayé. Il est construit à partir d’une filiation supposée entre le paradigme d’une nature stable, la notion de bon état dans la DCE et la CECE sans que l’on sache combien d’acteurs adhèrent vraiment à ce paradigme. La DCE est au moins aussi économique qu’écologique. La CECE doit probablement plus au règlement anguilles qu’à la DCE. La dichotomie écocentrisme/anthropocentrisme a souvent été jugée peu pertinente dans le contexte français (Bess, 2003; Whiteside, 2002). Il y a fort à parier que la politique de restauration de la CECE traduise au contraire une nouvelle volonté d’aménager la nature. Dans ce cadre, on ne peut qu’être d’accord avec les auteurs sur l’importance d’inventorier les facteurs qui conditionnent l’évolution des paysages et des espèces pour agir de manière cohérente et se donner des moyens d’évaluation et d’ajustement compte tenu des incertitudes.

References

Barthélémy, C. 2013. La pêche amateur au fil du Rhône et de l'histoire. Usages, savoirs et gestions de la nature. Paris: L'Harmattan.

Bess, M. 2003. The light-green society. Ecology and technological modernity in France, 1960-2000. Chicago: University of Chicago Press.

Lévêque, C. and Leeuw, S.v.d. (Eds). 2003. Quelle nature voulons-nous ? Pour une approche socio-écologique du champ de l'environnement. Paris: Elsevier.

Musso, P. 1999. La symbolique du réseau. Quaderni 38(1): 69-98.

Whiteside, K.H. 2002. Divided natures: French contributions to political ecology. Cambridge, MA: MIT Press.

Zaidel, P.A.; Roy, A.H.; Houle, K.M.; Lambert, B.; Letcher, B.H.; Nislow, K.H. and Smith, C. 2020. Impacts of small dams on stream temperature. Ecological Indicators 120: 106878.

 

[1] Le sujet a donné lieu à quelques articles dans la presse quotidienne régionale depuis 2014 et un article dans le Canard enchaîné du 19 août 2020, postérieur à la sortie de l’ouvrage discuté ici.

 
 
 

Additional Info

  • Authors: Jean-Paul Bravard et Christian Lévêque
  • Year of publication: 2020
  • Publisher: L’harmattan
  • Reviewer: Gabrielle Bouleau
  • Subject: Water policy, Environmental History, Dams, Environment, Sustainability, Water and community
  • Type: Review
  • Language: French