Jusqu'à la dernière goutte - Les guerres secrètes de l'eau

 

leau scandale dans tuyaux

Synopsis/contenu du film

Malgré la reconnaissance par l’ONU de l’accès à l’eau comme un droit humain en 2010, l’Europe n’a toujours pas reconnu ce droit officiellement.  Dans le cadre européen, le modèle de la gestion de la ressource en eau et l’alimentation en eau potable dans les services publics est de plus en plus remis en question. Le documentaire met en lumière différents défis que les collectivités européennes rencontrent entre l’idée que le privé gère mieux la ressource en eau dans les villes et la pression de la population pour assurer une gestion publique de leurs systèmes en eau potable. Dans beaucoup de pays européens, des villes reprennent le contrôle sur la gestion de l’eau et de l'assainissement. C’est le cas de Paris, qui a décidé de remunicipaliser la gestion de l’eau suite à 25 ans de délégation de service public. En effet, suite à des dérives d’opérateurs privés qui ont privilégié leurs bénéfices avant de répondre aux besoins des communautés desservies, plusieurs villes européennes veulent se réapproprier la gestion de l’eau. Le film met l'accent sur le rôle de la Commission Européenne qui inciterait les pays de l’UE à privatiser leurs services d’eau.

Le documentaire fait le tour de différents cas de gestion de services d'eau dans plusieurs pays européens, tout en montrant la pression exercée par les grands groupes privés sur les collectivités. Il cite notamment le cas de Berlin. Dans cette ville, après le référendum et sous la pression de la société civile, les contrats de la gestion des services publics sont devenus accessibles au public. Au Portugal, la collectivité de Barcelos rencontre des problèmes financiers à cause du réajustement des tarifs avec l’entreprise exploitante. En effet, à la fin du contrat le nombre d'habitants branchés au réseau de la ville étant inférieur à ce qui était prévu dans le contrat, la collectivité s'est alors trouvée dans l’obligation légale de compenser le manque à gagner de l’entreprise. l’Italie, où des citoyens ayant voté lors d’un référendum contre la privatisation de l’eau ont vu leur choix remis en cause suite à une lettre du directeur de la Banque centrale européenne incitant à la privatisation de l’eau. Le cas de la Grèce est également abordé, où les citoyens ont refusé de procéder à la privatisation de l’eau malgré les différentes pressions et lobbying entre le ministre de l’intérieur et les groupes privés. En effet, l’eau y était la moins chère d’Europe et la gestion très bonne, dès lors la population a pu rendre la privatisation de l’eau en Grèce inconstitutionnelle.

Le film aborde donc les questions suivantes : Est-ce que la privatisation du service de l’eau est le meilleur modèle de la gestion de l’eau ? Pourquoi inciter les pays du sud à privatiser les services de distribution de l’eau? L’eau est-elle un produit commercial ou un droit humain?

Analyse critique

Ce documentaire d’ARTE illustre les problèmes posés par la délégation de services publics d'eau à des opérateurs privés privilégiant leurs profits au détriment des besoins des utilisateurs et parfois de la qualité du service. Le film met en évidence que la privatisation ne serait pas la meilleure solution pour une bonne gouvernance des services d'eau.

Cependant, dans certains cas, les modes de gestion déléguée peuvent présenter des avantages dont le film ne parle pas : fournir les compétences techniques et humaines que n’aurait pas nécessairement la Collectivité, ou les moyens matériels disponibles chez les entreprises privées. Ces modes de gestion peuvent permettre également un temps d’intervention moindre et des capitalisations de retours d’expérience. Le film émet un avis partisan et se positionne clairement sur le sujet à travers les différentes études de cas choisies.

Les écrits sur les services d’eau font référence aux partenariats publics privés (PPP) de manière différente selon les contextes locaux et la conception qu’ont les auteurs du rôle de l’État et des collectivités. Les PPP sont dans certains cas présentés comme une forme de privatisation, puisque des activités traditionnellement gérées par le secteur public sont transférées au secteur privé  (Wolff et Hallstein, 2005). À l’inverse, les PPP sont parfois présentés comme une manière d’éviter la privatisation, et sont alors décrits comme participant à la redéfinition du rôle de l’État en vue d’en améliorer la performance  (Boyer et al., 1999). D’autres voient plutôt la privatisation comme une forme extrême et peu répandue de PPP dans laquelle le secteur privé est propriétaire des infrastructures. Enfin, certains auteurs considèrent la sous-traitance contractuelle comme une forme de privatisation de plus en plus courante et de moins en moins contestée  (Gen et Kingsley, 2007).

Ainsi, l’expression “privatisation de l’eau” utilisée par le film pour désigner la gestion de l’eau par des entreprises privées est discutable, car il s’agirait plus de la privatisation du service de l’eau. Dès lors, dans la suite de l'analyse, la privatisation de l’eau signifie plutôt la délégation de service de l’eau à des entreprises privées et non la privatisation de la ressource en eau.  En effet, l’eau est un bien commun, mais les services qui permettent de la rendre potable, de la distribuer, puis de l’épurer après utilisation ont un coût. Pour cette raison, l’eau potable est facturée aux abonnés du service d’eau, et l’argent ainsi collecté couvre le coût des services. Son prix varie sur le territoire en fonction de nombreux paramètres  (Eau France, 2016).

En Europe, la collectivité est responsable de la gestion de l’eau et de l'assainissement. Plusieurs modes de gestion, de délégation et d’implications sont possibles, à la fois pour les autorités publiques et pour les opérateurs privés, dont le film ne parle pas. On distingue trois types de gestion en matière de délégation de services publics : la concession, l’affermage et la régie intéressée (Collectivités locales, 2016).

Ces différents modes de gestion diffèrent par la prise de risque : dans le cas de la concession, la rémunération du concessionnaire est assurée par les usagers : le risque lié à l'exploitation de l'ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d'exploiter l'ouvrage ou le service qui fait l'objet du contrat, soit de ce droit assorti d'un prix, repose sur le concessionnaire  (Commission européenne, 1996). Pour ce qui est de l’affermage, le fermier est rémunéré par les usagers, mais il reverse à la collectivité une redevance destinée à contribuer à l’amortissement des investissements qu’elle a réalisés. Le risque repose donc sur le fermier  (Commission Européenne, 1987). Dans le cas de la régie intéressée, la collectivité territoriale passe un contrat avec un professionnel pour faire fonctionner un service public. La collectivité rémunère le "régisseur intéressé" par une rétribution composée d’une redevance fixe et d’un pourcentage sur les résultats d’exploitation "un intéressement". La collectivité est chargée de la direction de ce service mais peut donner une certaine autonomie de gestion au régisseur. Selon le niveau de risque assuré par le délégataire, c’est une délégation de service public ou un marché (Pailler et al., 2020).

Globalement, le film donne la parole à toutes les parties prenantes du sujet. On retrouve les entreprises privées notamment Véolia, la responsable du développement durable de Suez,  le PDG de la SACYR au Portugal, les élus comme le président de la municipalité de Barcelos, les citoyens et les services publics de plusieurs pays européens notamment d'Allemagne, de Grèce, du Portugal, d'’Irlande, ainsi que des ONG et des académique notamment la PSIRU- Université de Greenwich.

Dans le documentaire, la Troïka, composée de la Commission européenne (CE), de la Banque Centrale Européenne (BCE) et du Fonds monétaire international (FMI), est accusée d’avoir exercé beaucoup de lobbying avec les groupes privés dans le secteur de l’eau. Cependant la privatisation des services publics est l’un des modèles économiques les plus défendus ouvertement par cette institution. En effet, en 2010, la crise financière et économique mondiale s’est transformée, au sein de la zone euro, en crise des dettes souveraines, c’est-à-dire en risque, pour certains États de cette zone, de ne plus être en mesure de financer leur dette publique sur les marchés financiers au vu des taux d’intérêt prohibitifs exigés et de tomber, de ce fait, en défaut de paiement. Cette crise, partie de Grèce avant de s’étendre au Portugal, à l’Irlande, à l’Espagne et à l’Italie, menaçait la viabilité même de la monnaie unique. Pour contrer le risque d’éclatement de la zone euro, plusieurs initiatives ont été prises par l’Union européenne et par les États membres afin de mettre en place une assistance sous stricte conditionnalité entre États membres , tout en assurant la discipline budgétaire et la mise en application des réformes structurelles censées ramener les États sur le chemin de la croissance (Grégoire, 2017). La privatisation est encouragée et parfois imposée, par exemple en Italie, où une lettre de la BCE a été adressée à Berlusconi, stipulant qu’il était attendu une totale libéralisation et une privatisation du service dans l’intérêt de la concurrence et des obligations italiennes.

Ce film d’actualité met en lumière une "guerre" de l’eau en Europe autour de la privatisation du service d'eau. Cependant, en France notamment, de plus en plus de changements de modes de gestion ont lieu, passant d'une délégation de service public à un retour à une gestion en régie.

Le film passe également sous silence le pourcentage du prix de l’eau dans la facture des ménages. Au 1er janvier 2014, le prix moyen de l’eau en France était de 3,98 € par mètre cube, toutes taxes comprises, dont 2,05 € couvrent le coût de production et de distribution de l’eau potable et 1,93 € celui de l’assainissement collectif. Sur la base d’une consommation de 120 m3, la facture annuelle d’un ménage s’élève donc à 477,60 €, soit environ 1 % du revenu moyen (Eau France, 2016). Cette fraction est faible, compte tenu de l’importance de l’eau dans la vie quotidienne. De plus, selon une enquête menée en 2018  par le centre d’information sur l'eau (2018), plus de la moitié de la population française serait prête à payer l’eau plus chère afin de préserver la ressource et avoir une eau de qualité dans les robinets.   En effet, cette enquête a montré que 58% des français admettent leurs responsabilités dans la pollution de l’eau, 86% des français admettent qu’ils peuvent jouer un rôle dans la préservation de la ressource. 9 français sur 10 sont conscients de la corrélation entre la pollution de l’eau et le prix de l’eau.

Enfin, en Europe, le droit à l’eau n’est toujours pas reconnu. En réponse à l’initiative citoyenne européenne de 2012 "Right to Water" qui a reçu plus de 1.6 millions de signatures, la Commission a mis en place une directive eau potable. Il s’agit d’une révision de la directive concernant la qualité des eaux destinées à la consommation humaine. Le texte, adopté avec quelques amendements par le Parlement européen en octobre 2018, encourage l’installation des fontaines gratuites dans les lieux publics, garantit l’accès à l’eau du robinet dans les administrations, mais pas dans les restaurants. Les États membres sont censés offrir un « accès facile et convivial » à des informations liées à la qualité et à la fourniture d’eau potable. Cependant, la directive est largement en-deçà des attentes de la pétition. Malgré une attention aux groupes « vulnérables » et la mention d’un « accès universel », le droit à l’eau n’est toujours pas reconnu (Amard, 2019).

(Contributions de Elsa Dhombres et Ayoub Benkou)

 

Références biblio pour aller plus loin sur le sujet

Amard G. 2019. Europe Le droit à l’eau, toujours pas reconnu. Insoumission Hebdo, Disponible sur : https://www.linsoumissionhebdo.fr/europe-le-droit-a-leau-toujours-pas-reconnu/ (Consulté le 13 avril 2021).

Boyer M., Patry M., et Tremblay P.J. 1999. La gestion déléguée de l’eau: Les enjeux. Cirano Montréal

CIEAU. 2018. Barometre national 2018: Les français et l’eau. Disponible sur : https://www.cieau.com/wp-content/uploads/2019/01/Barometre-National-2018.pdf

Collectivités locales. 2016. Autres modes de gestion des services publics locaux. Disponible sur : https://www.collectivites-locales.gouv.fr/autres-modes-gestion-des-services-publics-locaux#:~:text=Les%20diff%C3%A9rents%20types%20de%20d%C3%A9l%C3%A9gation,affermage%2C%20et%20la%20r%C3%A9gie%20int%C3%A9ress%C3%A9e

Commission Européenne. 1987. Commune d’Elancourt.

Commission européenne. 1996. Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux.

Eau France. 2016. Eau France. Disponible sur : https://www.eaufrance.fr/le-prix-de-leau#:~:text=Sur%20la%20base%20d'une,pour%20les%20taxes%20et%20redevances.

Gen S. et Kingsley G. 2007. Effects of contracting out engineering services over time in a state department of transportation. Public Works Manag. Policy, 12(1), p. 331–343.

Grégoire G. 2017. La Banque centrale européenne et la crise des dettes souveraines: politique monétaire, politique économique ou état d’exception? Rev. Int. Droit Économique, 31(3), p. 33–54.

Pailler G., Allaire F., Didriche O., Briant V. de, Janicot L., et Pariente A. 2020. Code général des collectivités territoriales [2021]: annoté, commenté en ligne.

Wolff G. et Hallstein E. 2005. Beyond Privatization: Restructuring Water Systems to Improve Performance. Pacific Institute.

 

Lien du film : https://www.pseau.org/outils/ouvrages/arte_jusqu_a_la_derniere_goutte_les_guerres_secretes_de_l_eau_en_europe_2017.mp4

Pour aller plus loin sur les partenariats publics-privés dans les services d’eau :

https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2009-2-page-233.htm

Voir aussi le numéro spécial : Remunicipalization: The future of water services?

 

Additional Info

  • Director: Yorgos Avgeropoulos
  • Producer: Arte
  • Language: English, French, German
  • Year: 2017
  • Duration (min): 58
  • Theme: Water supply, Domestic water, Privatisation, Water governance
  • Access: Free
  • Country: Germany, France, Italy, Greece, Portugal, Ireland
  • Technical quality (star): Technical quality (star)
  • Academic interest (star): Academic interest (star)
  • Societal interest (star): Societal interest (star)
  • Technical quality: 4
  • Academic quality: 4
  • Social interest: 4.5