Synopsis
Le documentaire débute avec des témoignages de femmes éthiopiennes chargées de la corvée d’eau et qui décrivent leur relation avec le Nil. Cette première scène est utilisée pour insister sur les changements à l’œuvre avec le projet de barrage « Grande Renaissance » (en cours de construction au moment du tournage du documentaire). La voix off souligne quelques caractéristiques de cet « ouvrage démesuré sur lequel repose le développement de tout un pays » avant que la caméra se tourne vers l’ingénieur en chef du projet qui en décrit en détail les dimensions et les caractéristiques et le bonheur qu’il apportera à la génération suivante. Après un rappel sommaire de l’histoire du pays et de son gouvernement, le documentaire dresse le portrait d’une femme entrepreneuse qui après plusieurs années à l’étranger a fondé une entreprise textile à Addis-Abeba. Elle explique ce que le barrage lui apportera, et apportera au pays dans son ensemble : de l’électricité dans un pays où les coupures de courant sont très fréquentes, ce qui pénalise les fabriques et les industries. Le documentaire décrit ensuite l’indépendance énergétique et la « croissance verte » promue par le gouvernement éthiopien et de manière plus générale le discours et les initiatives politiques soutenant le projet hydroélectrique. Ce projet, pensé par Meles Zenawi (chef d’État de 1991 à 1995, et Premier ministre de 1995 jusqu’à son décès en 2012), constituerait le projet phare du gouvernement. La caméra suit la visite du chantier par un groupe de citoyens qui ont été « sélectionnés » ; des chants patriotiques composés en l’honneur de l’ouvrage, les ‘goodies’ offerts aux visiteurs (des casquettes, des t-shirt à la gloire du barrage) sont montrés. Le film consacre ensuite quelques séquences aux tensions entre l’Éthiopie et les pays voisins, situés à l’aval, comme le Soudan et plus encore l’Égypte. Au moment du tournage, la voix-off précise que les relations entre l’Égypte et l’Éthiopie seraient caractérisées par la coopération ; toutefois, des extraits de débats politiques égyptiens montrent que les tensions ont été vives et pourraient le redevenir. Le documentaire se consacre ensuite à la progression du chantier et de son financement.
Le film insiste sur la particularité de ce chantier : il est entièrement financé par l’Éthiopie, et notamment en partie par les donations de citoyens éthiopiens sous la forme d’obligations d’États et encouragées à l’occasion de fêtes villageoises organisées par des émissaires du gouvernement, ou par des déplacements d’agents du gouvernement dans les villages. Malgré tout ce fonctionnement par souscription publique ne fait pas l’unanimité. Tout en précisant que le « gouvernement ne tolère pas la contestation », certains témoignages montrent que tous ne sont pas prêts à donner. Selon le documentaire, les dons représenteraient 10 % du budget du barrage. Enfin, le documentaire se consacre aux déplacements de populations liés à la construction du barrage. D’abord il montre les discussions entre des villageois qui devront se déplacer après la mise en eau et un agent du gouvernement ; la temporalité (« quand faut-il arrêter de cultiver ? » ; « quand aura lieu le déplacement ? ») reste floue notamment parce que la progression du chantier est plus lente que prévue. Puis il montre le cas d’une commerçante venue s’installer près du chantier pour offrir des services de restauration aux ouvriers et nouveaux arrivants qui décrit aussi bien de sa dévotion au Nil qu’au chantier de la Grande Renaissance.
Analyse
Plusieurs éléments et particularités du documentaire lui confèrent un intérêt académique. D’abord, il accorde une place intéressante à la question des usages de l’eau, ainsi qu’à la valeur de non-usage, à la dimension symbolique, mythologique du fleuve. Le documentaire a l’intérêt de mettre l’accent sur les relations entre certaines personnes interviewées et le fleuve, et en ce sens donne une aperçu des différentes pratiques et représentations en lien avec le Nil, voire différentes ontologies de l’eau (Yates et al., 2017; Linton, 2019). Il montre par exemple que le Nil est invoqué en cas de problème, que le fleuve est aussi un espace de relaxation, et qu’il ne se résume pas à une ressource.
Ensuite, le documentaire réussit à restituer différentes opinions d’habitants, sans les caricaturer ; il accorde aussi bien de l’importance aux témoignages pro-barrages qu’aux témoignages plus circonspects. Ce faisant, il parvient à transmettre la complexité du débat pour les Éthiopiens. Le film accorde une place importante aux témoignages d’Éthiopiennes. Le choix d’interviewer des femmes est intéressant, toutefois il aurait peut-être mérité d’être développé davantage (est-ce parce que les femmes sont traditionnellement en charge de la corvée d’eau ? Quel rôle jouent-elles dans le débat ? Ce choix s’explique-t-il par le fait que leurs paroles ne sont, généralement, que trop peu relayées ?).
Le film semble prendre de la distance avec les discours officiels et gouvernementaux, sans toutefois se montrer véritablement critique. À cet égard, le positionnement du film n’est pas toujours très clair, ce qui brouille parfois le message. Cela est renforcé par la contextualisation qui est parfois un peu rapide notamment en ce qui concerne l’histoire de l’Éthiopie, ou l’histoire de l’aménagement du Nil (le cas du barrage d’Assouan n’est pas du tout évoqué, pourtant plusieurs parallèles auraient pu être faits). Par ailleurs, il aurait pu prendre davantage de recul avec les discours de promotion du barrage. En effet, le film reprend des éléments de discours très souvent mobilisés par les médias pour décrire les infrastructures hydrauliques en insistant par exemple sur la taille du projet (avec des termes comme « démesuré » ou « pharaonique ») ou sur l’opposition entre « modernité » et « traditions » ; il n’interroge pas véritablement la croissance ou le type de développement en lien avec ce type de projet (même s’il prend ses distances avec le mode de financement de l’ouvrage). Il laisse entendre qu’il pourrait y avoir de « risques sociaux » (Blanc et Bonin, 2008) (déplacement de personnes, paupérisation d’une partie de la société) mais élude la question de la « croissance verte » et ne revient pas sur les problèmes liés à la promotion de l’hydroélectricité comme une énergie verte, problèmes pourtant soulignés par la littérature scientifique (Ahlers et al., 2015; Crow-Miller et al., 2017). D’ailleurs, le documentaire n’aborde pas du tout les conséquences environnementales du projet dont certaines auraient sans doute pu être évoquées et mises en lien avec les impacts sociaux.
Alors que le début du remplissage du réservoir de la Grande Renaissance semble imminent, le documentaire offre néanmoins un bon aperçu des enjeux sociaux et géopolitiques liés à cette infrastructure hydraulique.
Silvia Flaminio
Références citées
Ahlers, R.; Budds, J.; Joshi, D.; Merme, V. and Zwarteveen, M. 2015. Framing hydropower as green energy: assessing drivers, risks and tensions in the Eastern Himalayas. Earth System Dynamics 6(1): 195–204, https://doi.org/10.5194/esd-6-195-2015.
Blanc, N. and Bonin, S. 2008. Grands barrages et habitants: Les risques sociaux du développement. Quae.
Crow-Miller, B.; Webber, M. and Molle, F. 2017. The (re) turn to infrastructure for water management? Water Alternatives 10(2).
Linton, J. 2019. The right to bring waters into being. In Sultana, F. and Loftus, A. (Eds), Water Politics: Governance, Justice and the Right to Water, London: Routledge, https://doi.org/10.4324/9780429453571-5
Yates, J.S.; Harris, L.M. and Wilson, N.J. 2017. Multiple ontologies of water: Politics, conflict and implications for governance. Environment and Planning D: Society and Space 35(5): 797–815, https://doi.org/10.1177/0263775817700395.
Also see
Menga, F. 2016. Domestic and international dimensions of transboundary water politics. Water Alternatives 9(3): 704-723 http://www.water-alternatives.org/index.php/alldoc/articles/vol9/v9issue3/322-a9-3-17