Guerre de l'eau en Asie centrale

damnation

Synopsis/contenu du film

Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan. Devenues indépendantes après l'effondrement de l’URSS en 1991, ces 5 anciennes républiques soviétiques d’Asie Centrale doivent désormais s’organiser pour le partage d’une ressource en eau qui était auparavant gérée par l’URSS.

Dans un contexte de pression accrue sur la ressource et du fait des conflits d’usages entre les pays amont et aval, ce partage est source de fortes tensions politiques dans cette région du monde.

En effet, l’aménagement du territoire mis en place à l’époque de l’URSS pour l’irrigation de la steppe a conduit à une surexploitation des deux fleuves principaux de la région, l’Amou-Daria et le Syr-Daria, et à la disparition d’écosystèmes humides, tout particulièrement la mer d’Aral.

Les barrages hydroélectriques sont aujourd’hui au cœur des dissensions qui divisent la région. Le Kirghizstan et le Tadjikistan, situés en amont, sont respectivement détenteurs des barrages de Toktogul (construit dans les années 70) et de Rogun (en construction). Disposant de peu de ressources d’hydrocarbures, ils destinent principalement ces barrages à la production d’électricité. Ils lâchent donc de l’eau durant en hiver et ont tendance à faire des réserves en été. A l’inverse, le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, qui disposent d’hydrocarbures, ont besoin d’eau pour irriguer leurs terres arides situées en aval, durant l’été. Les lâchers d’eau qu’ils subissent en hiver causent par ailleurs d’importants dégâts à leurs terres agricoles.

Enfermés dans les politiques nationalistes et autoritaristes de leurs dirigeants, ces pays font les frais du manque de volonté politique commune, ce qui se répercute sur leur situation économique. Par ailleurs certains conflits régionaux qui touchent les pays voisins menacent de les affecter également.

Certaines initiatives locales permettant une gestion plus efficace et transparente des ouvrages d’irrigation commencent à montrer des résultats positifs dans les régions aval. A plus grande échelle, il est désormais plus que nécessaire de mettre en place un vrai dialogue entre les pays d’Asie Centrale afin de s’orienter vers une gestion plus durable et équitable de la ressource en eau.


Analyse critique

Ce documentaire, réalisé dans le cadre du programme Thema d’Arte, brosse un portrait plutôt objectif des origines de la crise de l’eau que l’Asie Centrale traverse, des freins géopolitiques à l’amélioration de la situation, et des solutions qui pourraient être apportées à ces conflits.

Les constats généraux présentés par ce documentaire sur les tensions sur l’eau en Asie Centrale et leurs causes sont en effet partagés par la plupart des chercheurs qui ont étudié le sujet (ex : Cariou, 2015 ; Allouche, 2007 ; Mosello, 2008 ; Krutov et Spoor, 2003). Voici ces constats :

  • La vision anthropocentrée du régime soviétique l’a conduit à surexploiter et à aménager les territoires comme si la ressource en eau était inépuisable. Cette vision du développement court-termiste et utilitariste a conduit à d’immenses dégâts environnementaux (désertification, destruction des écosystèmes), sociétaux (problèmes de santé liés au manque d’eau et à l’augmentation de la salinité des milieux) et économiques (perte d’activité) à long terme.
  • Le passage d’un système de partage totalement géré par l’URSS à des états indépendants qui veulent sécuriser leurs ressources a fait s’effondrer le semblant d’intégration existant. Le manque de coopération pour le partage de l’eau entre les dirigeants nationalistes actuels, crée un jeu à somme nulle, voire négative, ou tout le monde est perdant.
  • Les tensions se cristallisent principalement autour de grands conflits d’usage entre les pays, qui n’existaient pas à l’époque de la régulation par la Russie : production d’électricité en hiver pour les pays amont, irrigation en été pour les pays aval.
  • Le manque de vision des politiques pour l’aménagement du territoire et la difficile remise en cause du modèle de développement historique conduisent à une impasse concernant l’efficience d’utilisation de la ressource en eau : la grande majorité des prélèvements est dédiée à l’agriculture, avec un très mauvais rendement des réseaux. Mais c’est un nouveau modèle d’aménagement du territoire et une gouvernance adaptée et innovante qui permettront une utilisation plus efficiente et durable de l’eau(Cariou, 2015)

Par ailleurs ce reportage pointe du doigt de manière pertinente, en évoquant la mission scientifique allemande, la nécessité pour les états d’Asie Centrale de disposer avant tout d’une bonne connaissance de la ressource, de données fiables et d’outils de mesure, pour pouvoir ensuite gérer les usages. C’est ce dont témoigne l’étude de Delclaux et al. (2015).

Cependant le documentaire présente ces éléments de manière quelque peu simpliste et ne développe pas la complexité des situations. Voici quelques exemples des spécificités qui auraient pu être évoquées :

  • Le documentaire évoque souvent la nécessité de mettre en place une coopération entre états. En revanche il n’évoque pas les tentatives d’accord et d’instances d’arbitrage qui ont déjà été menées mais qui n'ont pas bien fonctionné du fait du manque d’autonomie de ces instances, de la limitation de leur périmètre d’action, ou de leur manque de capacités financières et institutionnelles (Mosello, 2008).
  • Le documentaire est focalisé sur les 5 républiques de l’ex-URSS mais n’évoque à aucun moment la Chine (province du Xinjiang), ni l’Afghanistan qui sont également des acteurs clés dans cette crise (Allouche, 2007 ; Cariou, 2015).
  • Le rôle majeur de la fédération de Russie dans la gouvernance de l’eau en Asie Centrale, notamment pour les projets de barrages ou d’importation d’eau(Allouche, 2007), n’est pas non plus évoqué dans le reportage.
  • Les tensions entre le Kirghizstan et l’Ouzbékistan concernant le barrage de Toktogul, et celles entre le Tadjikistan et l’Ouzbékistan concernant le barrage de Rogun, reçoivent le même traitement. Or les postures des états amont concernant ces barrages sont très différentes : le président du Tadjikistan a donné au barrage de Rogun une dimension patriotique et symbolique, un ouvrage devant manifester l'indépendance et la puissance du pays (et de son leader), alors que celui de Toktogul est plutôt vu comme une solution technique adaptée à un besoin. De plus, le premier existe déjà depuis plusieurs décennies alors que le second est en construction. La perception des habitants de ces pays et le niveau de tension avec l’Ouzbékistan reflètent donc ces différences (Féaux de la Croix et Suyarkulova, 2015).
  • Le documentaire reprend à son compte l'imagerie moderniste qui dépeint l’irrigation gravitaire traditionnelle comme archaïque et source d'immenses pertes en eau. L'image du bilan hydrique serait sans doute bien différente si l'on considérait également les eaux souterraines.
  • Le documentaire laisse entendre que les problèmes d’eau sont en partie liés à une rareté de la ressource, en y associant notamment l'assèchement de la mer d’Aral. L'abondance de l’eau n'a toutefois été transformée en pénurie qu'à cause d'un développement effréné et inconsidéré de la capacité d'utilisation de l'eau par l'agriculture(Cariou, 2015). Les causes de la crise sont donc bien anthropogéniques, et plus précisément politiques.

Les personnes interrogées viennent d’horizons variés, ce qui confère une certaine objectivité au documentaire. Ils expriment parfois des points de vue très tranchés, ce qui peut mener à une forme de caricature ou de généralisation des situations, comme noté ci-dessus. Par ailleurs les dirigeants sont quelque peu infantilisés durant le reportage. En se disputant les ressources en eau et énergétiques à la suite de la chute du bloc soviétique, ils passent pour des dirigeants autoritaires et capricieux, campant sur leurs positions. Le film ne tente pas d'apporter une profondeur historique aux tensions ethniques et géopolitiques qui sous-tendent ces positions.

On peut se demander si l'utilisation du mot « Guerre » dans le titre du film est adapté puisqu’il s’agit plutôt de tensions. Ce choix ajoute un effet théâtral et dramatique mais peut, par inadvertance, contribuer à propager l'idée (qu'affectionnent souvent les journalistes) d'un futur dont les guerres seront principalement liées aux problèmes d'eau.

On peut enfin noter la note positive proposée en fin de documentaire qui montre comment les petits exploitants de la vallée de Ferghana ont restauré une distribution efficiente et équitable de l'eau d'irrigation avec l'aide d'un projet allemand. On se prendrait ainsi à imaginer qu’une entente soit possible entre les états de la région, même si la nature (et la magnitude) des problèmes sont bien sûr d'un ordre différent.

Au total, ce documentaire est de très bonne qualité, tant sur le fond que sur la forme. Il aborde un sujet dont la pertinence et la gravité au niveau mondial apparaissent chaque jour plus clairement, avec par exemple les tensions entre le Nil et l'Égypte, la Chine et les autres pays du Mékong, ou la Turquie et la Syrie / l’Iraq.

(Contributions de Florent Bringer et François Xavier Caramello)

 

Références biblio pour aller plus loin sur le sujet

Allouche J. 2007. La gouvernance des eaux en Asie centrale : la coopération régionale face aux intérêts nationaux. forum du désarmement, 4, p. 12.

Cariou A. 2015. L’eau et l’aménagement du territoire en Asie centrale. Une ressource fondamentale pour un développement à repenser. Cahiers d’Asie centrale, 25, p. 19‑58.

Delclaux F., Chevallier P., Esgaib L., Romanovsky V., et Crétaux J.-F. 2015. Un bilan hydrologique du lac Issyk-Koul (Kirghizstan). Cahiers d’Asie centrale, 25, p. 75‑102.

Féaux de la Croix J. et Suyarkulova M. 2015. The Rogun Complex: Public Roles and Historic Experiences of Dam-Building in Tajikistan and Kyrgyzstan. Cahiers d’Asie centrale, 25, p. 103‑132.

Krutov A. et Spoor M. 2003. XI. The « Power of Water » in a Divided Central Asia. Perspectives on Global Development and Technology, 2(3). DOI : 10.1163/156915003322986415

Mosello B. 2008. Water in Central Asia: A Prospect of Conflict or Cooperation? Journal of Public and International Affairs, 19, p. 151‑174.

 

Additional Info

  • Director: Arnö Trumper
  • Producer: ARTE
  • Language: French
  • Year: 2015
  • Duration (min): 52
  • Theme: Dams, Irrigation & agricultural water management, Water-food-energy nexus, Water governance, Sustainability, Transboundary waters, Hydraulic mission
  • Access: Free
  • Country: Central Asia
  • Technical quality (star): Technical quality (star)
  • Academic interest (star): Academic interest (star)
  • Societal interest (star): Societal interest (star)
  • Technical quality: 4
  • Academic quality: 3.5
  • Social interest: 4